jeudi 5 juin 2008

FRANK CORACI

Insuffler une véritable vision artistique n’est pas chose aisée pour un réalisateur lorsqu’il se retrouve à la tête d’une production de plusieurs millions de dollars. Connu jusqu’alors pour ses deux comédies avec Adam Sandler (Demain on se marie ! et Waterboy), Frank Coraci nous offre avec son remake du Tour du monde en 80 jours [réalisé par Michael Anderson en 1956, avec David Niven, NDA] non seulement un excellent divertissement mais aussi un film attachant, imaginatif et drôle dans la lignée de La grande course autour du monde.

Entretien avec le maître de cérémonie du fabuleux périple de Steve Coogan et Jackie Chan.


Vous avez un talent évident dans l’art d’orchestrer les comédies mais, de manière intéressante, votre premier film en tant que réalisateur fut un thriller remarqué appelé Murdered Innocence.

Frank Coraci : J’avais 26 ans lorsque j’ai fait ce film. Un producteur, Fred Carpenter, m’a abordé dans un magasin de vidéo à New York. Il avait fait quelques films indépendants et savait que j’étais réalisateur. Depuis mon diplôme de la New York University, j’avais fait un certain nombre de courts métrages. Il a regardé mon travail et a été assez impressionné pour m’offrir l’opportunité de diriger une histoire pour laquelle il avait réussi à réunir 200 000$ et dans laquelle il devait jouer.

Vous avez co-écrit le scénario...

Frank Coraci : Le script qui avait le ton d’une série policière des années 70, avait besoin d’être retravaillé alors je lui ai dit que je réaliserai le film si je pouvais réécrire le scénario. Nous nous sommes mis d’accord sur le fait que j’aurais deux semaines pour réécrire et qu’alors nous commencerions à tourner.

J’ai immédiatement appelé un de mes bons amis et ex-condisciple de la NYU, Steven Peros. Nous partagions tous les deux un engouement pour les films noirs des années 40 et nous avons réalisé que le script empruntait beaucoup au genre avec un détective hanté par son passé et mis dans une situation moralement ambiguë.

Tout s’est mis en place : une situation policière banale transformée avec des dialogues de grand style. Des flingues, des flashbacks, un meurtre, une femme fatale [en Français dans le texte, NDA]. Le nouveau script a été bouclé en deux semaines.

Comment s’est déroulé le tournage ?

Frank Coraci : La distribution était presque complète au moment où j’ai été impliqué et c’est Jason Miller (L’Exorciste) qui a eu finalement le premier rôle. Le reste était du vrai casting indépendant - ainsi le responsable du maquillage et des effets spéciaux jouait le vilain et les amis de Miller jouaient les autres détectives. Personne n’était vraiment payé, la plupart des techniciens venaient de la Hofstra Film School à Long Island. C’était un véritable film indépendant.

Nos 14 jours de tournage prévus à l’origine se sont transformés en 33 jours. Il était courant que le cantinier se montre et demande à notre producteur et acteur Carpenter de lui verser de l’argent que nous n’avions pas. On s’est tout de même débrouillés pour respecter le budget et on a vendu notre film à Columbia/Tri-star Home video. Murdered Innocence a finalement remporté le prix du festival du film de Long Island à New York et il a été présenté au Brésil au festival de Sao Paulo.

L’esprit de M. Blake Edwards plane au-dessus du Tour du monde en 80 jours. Votre film est plus proche de La grande course autour du monde que de la version de 1956. Aviez-vous des classiques à l’esprit durant la préparation de votre film et pendant que vous le réalisiez ?

Frank Coraci : Je suis flatté de cette comparaison de mon film avec l’oeuvre de Blake Edwards. J’aimais beaucoup les films de La Panthère rose à l’époque, peut-être que c’est de là que vient l’influence de Blake Edwards.

Je n’avais aucun classique en tête lorsque je préparais cette nouvelle version du Tour du monde en 80 jours. Mais je sentais que le ton devait se situer quelque part entre Indiana Jones et un film des Monty Python, avec en prime l’imagination de Willie Wonka. Je savais juste que je voulais que ce remake du Tour du monde en 80 jours soit le genre de film que j’aurais pu avoir envie de voir quand j’étais gosse.

Dans une entrevue, vous avez déclaré que si vous n’aviez pas été réalisateur vous auriez été un DJ. L’un de vos signes distinctifs lorsque vous êtes à la réalisation est précisément votre sens du rythme et du timing. D’après vous, de quoi a besoin une situation comique pour être efficace ?

Frank Coraci : La chose la plus efficace que vous puissiez faire pour mettre en place une situation comique est de vous assurer qu’elle soit drôle. Je crois qu’en matière de comédie il faut être extrêmement autocritique. Un gag qui tombe à plat peut ruiner l’effet des six gags qui suivent.

Je crois aussi que la comédie est l’art de créer l’inattendu. Si le public voit venir une réplique et obtient celle qu’il a prévu, tout ce que vous produisez est un gag vraiment raté. Les gens protesteront, ils ne riront pas. Mais s’ils ne voient pas le gag arriver, si ce n’est pas ce qu’ils ont prévu alors vous avez gagné.

C’est comme pour le timing, c’est vraiment incroyable comme trois images, trois sur 24 par secondes, ont le pouvoir de créer une situation drôle. C’est quelque chose qu’il faut être capable de ressentir. Je crois que c’est comme quand un DJ fait tourner un disque. On a pas envie de faire fuir ceux qui sont sur la piste de danse avec le mauvais titre ou en manquant le rythme.

Votre Phileas Fogg, interprété avec subtilité par Steve Coogan, doit plus à Docteur Who, Buster Keaton ou Monsieur Hulot qu’à David Niven et montre une vaste palette d’émotions. Etait-il important pour vous que Fogg soit plus réaliste et soit plus que le faire-valoir d’un Passepartout interprété par une star aussi importante que Jackie Chan ?

Frank Coraci : Je n’ai jamais envisagé Phileas, dans ce remake, comme le faire-valoir. Pour moi il a toujours était capital que son personnage bénéficie d’une trame scénaristique forte et la plus importante différence entre ce Phileas et celui de la version de 1956 est que dans cette dernière Niven était un homme sûr de lui. Il ne doutait jamais qu’il gagnerait le pari. Il était essentiel à mes yeux que Phileas soit un homme plein de grands rêves mais également plein d’insécurités.

Je crois que Steve Coogan a fait un travail formidable en apportant une véritable vulnérabilité à Phileas. Dans l’autre sens, faire qu’il gagne le pari a ajouté de la dramatisation au personnage et a même permis au public de s’identifier à lui. Donc je suppose que l’interprétation réaliste et émotionnelle passe en premier et que la comédie s’accroche à cette interprétation. Ce qui est bien avec Coogan c’est que ses capacités de comédien vont du « slapstick » de base au trait d’esprit typiquement britannique, la vaste étendue de son jeu me fait penser qu’il est un des meilleurs acteurs comiques au cinéma actuellement.

Il a été largement écrit que vous avez débuté votre carrière comme réalisateur de documentaires de voyage et que c’est une expérience utile pour être à la tête du Tour du monde en 80 jours. A contrario est-ce que vous aviez essayé d’avoir une vision cinématographique lorsque vous dirigiez ces documentaires ?

Frank Coraci : Quand j’étais à l’étranger derrière la caméra je me disais toujours : « Comment ai-je pu être aussi veinard d’obtenir ce job ?! » Mais oui, je pensais que ce serait bien de faire un film de toutes ces visions étonnantes et fascinantes, particulièrement lorsque j’ai filmé en HI-8 la Grande muraille de Chine. Sur la production de 80 jours je suis allé filmer la portion de la Grande muraille que j’avais filmé 10 ans auparavant, mais cette fois avec une caméra 35mm et depuis un hélicoptère. J’ai réalisé mon rêve.

La distribution de Around the world in 80 days est merveilleuse. Cécile De France interprète un personnage à la Shirley MacLaine. Comment l’avez-vous choisie ?

Frank Coraci : J’aime cette distribution parce qu’elle est vraiment internationale. Je suis allé à Paris pour trouver une actrice qui pourrait jouer le rôle de l’artiste française, Monique. J’ai auditionné la plupart des actrices les plus importantes de la capitale, le niveau de talent déployé à ces auditions était incroyablement élevé. Et Cécile a débordé d’une énergie surpassant celle de toutes les autres actrices. Elle a cette étonnante capacité d’être à la fois un personnage fort et pour lequel on peut se prendre d’affection tout en étant féminine et drôle. Elle est comme une ravissante Lucille Ball.

A propos d’acteurs de langue française, Michaël Youn est très drôle dans le rôle du directeur de la galerie d’art. Qui a eu l’idée de l’engager ? Saviez-vous qu’en France il est un comique dont les films sont d’énormes succès ?

Frank Coraci : Ma directrice de casting à Paris, Sylvie Brochère, m’a parlé de lui. Jusqu’à ce qu’on tourne je ne l’avais vu que sur une bande d’audition mais au visionnage de cette bande j’ai immédiatement réalisé que j’avais envie d’utiliser son talent. Je ne savais pas qu’il avait autant de succès mais cela ne me surprend pas car je crois que c’est un acteur dont la popularité va continuer à croître à un niveau mondial.

Vous êtes né et vous avez grandi à New York. Martin Scorsese est un de vos réalisateurs favoris. Aimeriez-vous tourner dans votre ville natale un film plus intime que les précédents dans une ambiance purement « scorsesienne » et avec des vedettes familières du maître ?

Frank Coraci : Je suis un amoureux des petits films sombres et artistiques. Je ne m’attendais pas à ce que ma carrière me mène à faire des films commerciaux à gros budget. J’espère que c’est mon amour des petits films qui aide mes films, dont l’audience est plus large, à se distinguer.

J’adorerais faire un film plus intimiste. J’aimerais prendre des acteurs de films de genre et collaborer avec eux pour les aider à donner des interprétations plus sombres et plus profondes. Mais ça me plairait aussi si Robert De Niro ou Harvey Keitel jouaient dans un de mes films.

Dans Le Tour du monde en 80 jours, les apparitions des vedettes invitées sont appropriées et élégantes. Arnold Schwarzenegger est fantastique dans le rôle du prince turc narcissique dont le joyau de la couronne est une statue de lui-même. Ces apparitions (Kathy Bates, Sammo Hung Kam-Bo, etc...) étaient des figures imposées à cause du film original mais cette fois ce n’est pas un simple gimmick...

Frank Coraci : Les « cameos » semblaient être un emprunt naturel à faire à l’original. Lorsque vous voyagez non seulement vous voyez des endroits intéressants mais vous rencontrez des gens intéressants. Arnold a été très sport d’accepter de se moquer de lui-même, j’adore cette scène. Tout le monde s’est bien amusé avec ces petits rôles.

Sammo était la seule personne que je pouvais imaginer comme le Wong Fei Hung de Jackie. Jackie est connu comme le « grand frère » de tous les artistes martiaux de Hong-Kong. Sammo est un peu le « grand frère » de Jackie et donc quelque part l’ « arrière grand frère » de tous les autres. Il y a aussi ceux qui nous ont rejoint dans l’aventure juste pour le fun comme Macy Gray et Richard Branson.

Pourriez-vous nous dire comment la production et vous-même avez-vous conçu ces scènes ? Vouliez-vous des noms en particulier ?

Frank Coraci : Nous n’avions pas tous nos invités lorsque nous avons commencé le tournage, donc la majeure partie du travail de réécriture de leurs scènes a eu lieu seulement quelques jours avant que nos cameos ne viennent tourner. Si le prince Hapi avait été joué par quelqu’un d’autre qu’Arnold la scène entière aurait été différente.

Je voulais Kathy Bates dès le début, tout simplement parce que je sentais qu’elle serait une parfaite reine Victoria. Je savais que sa reine serait drôle tout en inspirant le plus grand respect. C’était très agréable de travailler de nouveau avec elle après Waterboy.

Rob Schneider est un ami et voulait le rôle du « San Francisco Hobo ». J’avais initialement écrit le rôle du capitaine du steamer pour lui, mais tout le monde craignait de se rendre en Thaïlande parce que la guerre en Irak venait juste de commencer. Par chance, Mark Addy a eu le courage d’y aller et grâce à son sens du comique, c’est son personnage qui déclenche quelques uns des plus gros rires du film.

Le générique et les transitions visuelles du film, créés par Micha Klein, sont extraordinaires. Ils rappellent ceux des Monty Python (d’ailleurs John Cleese apparaît dans le film) avec une touche de Dr Seuss. Vous allez à nouveau travailler avec cet artiste sur un projet de science-fiction.

Frank Coraci : Micha et moi nous sommes rencontrés à la Winter Music Conference en 1998. Il a débuté sa carrière en tant que VJ et a été un des premiers artistes à faire et passer des images video dans les raves et les clubs. J’avais été très impressionné par des images projetées dans un club à Miami et plus tard on m’a présenté à Micha. En bavardant j’ai appris qu’il était le créateur des images que j’avais vues auparavant et depuis nous sommes devenus bons amis.

Lorsque j’ai préparé notre périple de pays en pays je savais que je voulais représenter le globe et montrer comment nous nous déplacions. J’ai alors compris que l’imagerie informatique n’aurait jamais l’air réaliste et j’ai songé à nous diriger vers une hyper-réalité visuelle « magique ». Qui mieux que Micha est capable de nous transporter vers l’hyper-réalité.

Actuellement nous sommes donc dans la phase de développement d’un film de science-fiction, Human. Micha et son équipe m’aident à créer un monde qui ne ressemblera à rien de ce qui a été vu jusqu’ici, un monde unique. Ce sera aussi un jeu vidéo car j’adore les jeux vidéo.

Vous avez créé votre société de production, Spanknyce, laquelle a co-produit Le Tour du monde en 80 jours. Quels genres de projets souhaitez-vous développer ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment en tant que réalisateur et en tant que producteur ?

Frank Coraci : Chez Spanknyce (c’est aussi mon nom de DJ) nous développons des projets, que je pourrais diriger, qui vont de la science-fiction aux petites comédies sombres en passant par l’horreur. Sinon, en tant que producteur je travaille sur des comédies plus « mainstream ». Je planche aussi sur le scénario d’une satire de l’industrie Hollywoodienne appelée Mac Roberts - j’avais envie de parler d’Hollywoodland au travers du prisme de l’humour noir. Je commence aussi à développer des choses pour la télévision. Aux Etats-Unis, récemment, la télévision a vraiment montré combien elle peut être de qualité.

Le réalisateur, romancier et scénariste Nicholas Meyer nous a dit que pour lui une histoire est bonne lorsque, une fois entendue vous comprenez pourquoi on a voulu vous la raconter. Quelle est votre définition d’une bonne histoire et quel genre d’histoire aimez vous ?

Frank Coraci : Je pense que les meilleures histoires sont celles qui sont personnelles et totalement uniques. Si c’est vraiment personnel à celui qui raconte, cela semblera plus honnête et personnel à l’auditoire. Je suis convaincu que l’art véritable s’intègre dans un film lorsque cette histoire personnelle est recréée dans un paysage complètement nouveau avec des personnages qui masquent ou amplifient l’histoire originale.

C’est le ton de l’histoire qui la distingue de toutes les autres. Le film est un grand medium car il contient le plus de variables pour créer une tonalité originale.

In English: http://tattard2.blogspot.com/2008/06/frank-coraci.html

(Entretien réalisé en 2003)

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