jeudi 12 juin 2008

DRÔLE DE DRAME

Irwin Molyneux, un botaniste, écrit des romans policiers sous le nom de Felix Chapel, auteur publiquement honni par son cousin, Archibald Soper, l’évêque de Bedford. Soper s’invite chez Molyneux au moment le plus critique pour Margaret, l’épouse d’Irwin. En effet, ses domestiques viennent de la quitter sans préavis.

Le soir du diner, elle se cache en cuisine où elle prépare le repas que sert la jeune Eva, sa demoiselle de compagnie. Irwin invente mensonges sur mensonges pour justifier auprès de son cousin l’absence de Margaret, au point qu’Archibald finit par s’imaginer que le tranquille Molyneux a assassiné son épouse. Il contacte Scotland Yard.

« J’espère que ma cousine n’est pas malade, au moins ?
- Mais non, du tout. Au contraire, Margaret va très bien. J’espère qu’on l’a arrêté ?
- Qui ça ? Margaret ? » (Archibald et Irwin)

LA MEMORABLE ET (PAS) TRAGIQUE AVENTURE DE M. MOLYNEUX

« A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver. » (Irwin Molyneux, éminent botaniste)

Réalisé par Marcel Carné, réalisateur prodige de 27 ans, et écrit par Jacques Prévert, scénariste doué plus vieux de dix ans, Drôle de drame (1937) est le deuxième film en commun de la « Dream Team » de l’histoire du cinéma français après Jenny, tourné l’année précédente. En réalité le duo aurait dû se retrouver avec L’Ile des enfants perdus, inspiré par la révolte et l’évasion de pupilles d’un pénitencier pour enfants à Belle-Île en août 1934 mais ce projet cinématographique cher à Prévert n’était pas du goût de la censure de l’époque.

« J’ai souvent eu envie de lire vos livres. Mais je ne lis jamais. » (Buffington, journaliste rêveur)

L’aviateur et producteur de films Edouard Corniglion-Molinier propose alors à Carné et Prévert d’adapter un roman de l’auteur écossais Joseph Storer Clouston (1870-1944) intitulé His First Offense (The Mystery of No. 47). Ce roman de 1912, traduit en français en 1922 sous le titre La mémorable et tragique aventure de M. Irwin Molyneux avait fait l’objet d’une première adaptation cinématographique en 1917 : The Mystery of No. 47, réalisé par Otis B. Thayer.

« Une femme comme vous ne devrait pas lire les journaux. » (William Kramps)

C’est Violette Leduc, scénariste chez Synops - maison de production de scénarios fondée au printemps 1936 par Denise Tual avec les éditions Gallimard - qui trouve le titre du film (cf Violette Leduc, par Carlo Jansiti, Grasset). Denise Tual souhaitait initialement adapter The Lunatic at large, roman plus ancien de Clouston, mais les droits étaient déjà pris.

LES MERVEILLEUX MIMOSAS DU (PAS) TRANQUILLE M. MOLYNEUX

« 5h25, c’est l’heure des mimosas. » (Irwin Molyneux, auteur d’un livre sur le mimétisme des mimosas)

Jacques Prévert sublime le matériel d’origine à sa sauce empreinte d’un esprit surréaliste, d’un penchant pour le populaire (partagé avec Marcel Carné) et la satire sociale ainsi que d’une certaine touche de poésie (« J’aurais tellement voulu être écuyère »). Ainsi il fait du collectionneur de porcelaines qu’est Irwin dans le roman un botaniste excentrique, amateur de mimosas et auteur de romans policiers sous pseudonyme, et transforme un lord amoureux de la cuisinière des Molyneux en Billy le laitier (« Le lait, le lait... ») doué pour imaginer des histoires policières qui finissent dans les romans d’Irwin.

Par un concours de circonstances cocasses, Irwin est sollicité en tant que Felix Chapel pour enquêter sur le prétendu meurtre qu’il aurait lui-même commis.

« J’aime bien les bêtes, j’ai une passion pour les animaux. Tandis ce que les bouchers, ils les tuent les animaux. Alors moi, j’tue les bouchers » (William Kramps)

Prévert crée aussi le personnage du fantasque William Kramps, jeune tueur de bouchers, cisèle des aphorismes inoubliables du style : « Il vaut mieux vivre riche avec une barbe que vivre sans barbe et sans argent » (Margaret dixit) et inonde l’histoire de personnages secondaires tous plus fantaisistes les uns des autres - sa marque de fabrique - tels que le balayeur commère et alcoolique, le porteur de deuil quasi-professionnel ou le gardien de prison corrompu mais sentimental (« Moi-même, si j’étais jeune fille... »)

« Si vous ne mangez pas votre soupe, le Molyneux va venir et vous prendra. » (Une respectable père de famille)

CARNÉ DE BAL A JOINVILLE

« Quelle trouvaille en vérité que ce quartier perdu !
- Il n’est pas perdu puisque nous l’avons trouvé ! » (Margaret et Irwin)

Denise Tual, toujours elle, suggère à Prévert d’écrire les personnages d’Irwin Molyneux et de Archibald, son cousin évêque de Bedford, pour Michel Simon et Louis Jouvet - à l’époque surtout connus au théâtre. Pour le rôle de Margaret, Marcel Carné impose Françoise Rosay (déjà vedette de Jenny) et épouse de Jacques Feyder, le metteur en scène qui a mis à Carné le pied à l’étrier. Le populaire Jean-Pierre Aumont (Lac aux dames, 1934), sous contrat avec Edouard Corniglion-Molonier, joue Billy , le laitier amoureux d’Eva (Nadine Vogel), la demoiselle de compagnie de Margaret (« Oh, fichez moi la paix avec votre amour »).

Ce jeune réalisateur qu’est Marcel Carné accomplit le tour de force de mettre en images en 23 jours la mécanique scénaristique délirante savamment huilée par Jacques Prévert. Le tournage se déroule entre mai et juin 1937 aux studios Pathé Cinéma de Joinville-Le-Pont, avec un Michel Simon en très grande forme face à Louis Jouvet, les deux hommes se détestant cordialement depuis des années. Au point que la fameuse scène des « bizarre, bizarre » est un véritable affrontement subliminal entre les deux acteurs immortalisé après des répétitions très arrosées.

« Pourquoi avez-vous quitté l’Armée du Salut, mademoiselle ?
- Trop de musique, toujours la même musique. » (Archibald et Eva)


Charles David, le directeur de production, qui trouve le cachet de Françoise Rosay trop élevé, met la pression sur Carné, qui lui s’en prend à la comédienne Nadine Vogel (épouse du réalisateur Marc Allégret) et à ses deux assistants réalisateurs, Pierre Prévert (frère de Jacques) et Claude Walter.

Mais certains s’amusent beaucoup : Michel Simon s’évertue à donner des crises de fou rire à Jean-Louis Barrault, interprète de William Kramps. Barrault, dont c’est le neuvième film (il a 27 ans) s’en donne à cœur joie dans ce rôle d’assassin (mais de bouchers uniquement) romantique pris de coup de foudre pour Margaret, qu’il rebaptise d’autorité « Daisy » (« J’ai toujours rêvé d’aimer une femme qui s’appellerait Daisy »). Il est obligé de se mettre dos à la caméra pour ne pas pouffer lors de la scène ou Kramps et Molyneux s’ennivrent.

« Je l’ai empoisonné.
- Empoisonné ? Mais pourquoi ?
- Pour passer le temps. » (Irwin et William)

NOBLESSE DÉSOBLIGE

« Les écossais ne sont guère polis cette année. » (Billy le laitier)

La photographie du film est signée Eugen Schüfftan (L’Atlantide, réalisé par Georg Wilhelm Pabst en 1932). La musique est composée par Maurice Joubert, alias Maurice Jaubert, qui illustre malicieusement avec des « do, ré, mi, fa, sol... » camouflés derrière une danse écossaise les pas feutrés de Louis Jouvet/Archibald habillé d’un kilt (que l’acteur jugeait embarrassant pour son amour-propre). Alexandre Trauner a pour charge d’imaginer les décors d’un Londres de carte postale et Henri Alekan est assistant caméraman.

« Elle est moins belle que je pensais. » (William)

Avec un réalisateur surdoué, des techniciens virtuoses, une des meilleures distributions du moment, une ambiance (relativement) agréable de tournage et une histoire digne des plus grandes comédies du théâtre de boulevard, Drôle de drame possède tous les atouts nécessaires pour séduire le public. « Moi j’aurais voulu qu’on m’aime », dit Irwin Molyneux devant les spectateurs du cinéma Le Colisée (sur les Champs Elysées) le 20 octobre 1937.

« Les exhibitions de Jouvet en jupe et de Jean-Louis Barrault tout nu ne suffisaient pas à réchauffer l’atmosphère... Tout cela est trop compliqué, trop verbeux, trop appuyé, trop voulu. » (Jean Fayard, dans la revue Candide, le 28 octobre 1937)

Avec son mélange de vaudeville à la Georges Feydeau (« Pardonnez moi madame, mais vous êtes assise sur quelqu’un »), de Murder Comedy britannique - voire d’humour anglais tout court (Buy your hats at Mad’s) - et de burlesque à l’américaine, Drôle de drame déconcerte le public, qui siffle le film, et déstabilise la critique. Parmi les plumes les plus virulentes on notera celle de Henri Jeanson (qui sera en 1938 le co-scénariste de Hotel du Nord, du même Carné !), qui s’en prend tout particulièrement à Michel Simon, et de André Maurois.

Maurois déclare : « Ce n’est pas un drame et ce n’est pas drôle », or il participera bien des années plus tard à la version française de Noblesse oblige, dont Drôle de drame est le précurseur à plus d’un titre.

« Dormez petits pigeons... » (Irwin)

MONTPARNASSE BIENVENUE

« Cette admirable madame Pencil, qui prépare de si admirable façon le canard... le canard aux oranges. (Archibald)

A pareil bijou du patrimoine du cinéma français il fallait un écrin qui ne lui fasse pas injure. Les éditions Montparnasse nous proposent une magnifique édition collector tout droit sortie des cusines de madame Pencil, avec une copie magnifiquement restaurée, de superbes photos et un livret intéressant (Les accueils successifs de Drôle de drame).

« Alors c’est un système. Un système systématique. Vous refusez de répondre systématiquement. » (Inspecteur-chef Bray)

Comme toujours chez Montparnasse le tour de force consiste à proposer des bonus cinéphiliquement attractifs sur des films datant d’une époque où on ne connaissait ni les Making of, ni les featurettes dont usent et abusent aujourd’hui les chaînes de télévision. Suivant cette logique, les bonus du DVD sont enrichis d’un entretien avec l’historien du cinéma Jean Ollé-Laprune, qui nous livre aussi quelques anecdotes de tournage.

Alors laissez vous entraîner dans ce Londres fantasmé par un natif de Neuilly et un parisien, un Londres où les mimosas sont ivres, où les hoteliers chinois « cueillent » des fleurs à la boutonnière des passants (dont un Jean Marais débutant) et où les évêques portent des kilts et des chaussettes écossaises... « Un peu d’argent, un boucher de temps en temps ». Ce n’est pas un drame et c’est très drôle.

« Je suis un gentleman, Daisy. Où est mon vélo ? » (William Kramps)

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