lundi 28 avril 2008

JACQUOU LE CROQUANT

1815, Jacquou Féral, neuf ans, vit dans la forêt périgourdine avec ses parents. Son père, ancien soldat de Napoléon et métayer du très arrogant comte de Nansac, est condamné pour le meurtre du régisseur des terres de ce dernier, puis sa mère meurt de chagrin et de maladie. Seul dans une région froide et hostile bouleversée par les soubresauts de l'Histoire, il est prêt à se laisser mourir par désespoir. Mais il est recueilli par le curé Bonal et sauvé par Le chevalier. Jacquou grandit sous leur protection et mûrit sa vengeance.

« L'impression que me donne le fait de tourner un film est à chaque fois la même. Il y a là un phénomène extraordinairement suggéré d'intemporalité. » (Stanley Kubrick pour le New York Times, 1987)

LA BALLADE DES FAITS CONDUCTEURS

La biographie de Laurent Boutonnat, réalisateur, compositeur, pygmalion de Mylène Farmer - l'artiste la plus intéressante et la plus créative de la chanson francophone de ces 25 dernières années, homme aux multiples talents et bien plus encore, relève quasiment de la mythologie populaire aussi point n'est besoin de réécrire des chapitres mille fois explorés en d'autres lieux.

Laurent Boutonnat réalise son premier film en 1980, Ballade de la Féconductrice, exploité durant deux semaines dans un cinéma parisien mais doit attendre six ans avant de tutoyer le génie avec un film. Lui qui rêve de cinéma voit ses images rentrer directement dans la grande Histoire, mais pas celle du Septième art, celle d'un moyen d'expression artistique récent qui s'appelle le clip musical.

« Parmi les jeunes metteurs en scène américains je ne vois guère que Kubrick » (Orson Welles)

1986, la France négocie bien mal sa fin de siècle, coinçée entre le phantasme du règne de l'Empire du Soleil Levant et les sirènes du libéralisme reaganien ; elle se cherche culturellement et le vent de transgression intellectuelle et artistique qui a soufflé les premières années de la décennie n'est plus que le vague souvenir d'un courant d'air passant sous la porte fermée de la rigueur (à part peut-être sur l'ilôt Canal Plus).

Libertine ne se contente pas d'illustrer en images la chanson de Mylène Farmer, c'est un véritable film de 11 minutes avec de somptueux décors et costumes historiques, une véritable bande originale, des figurants et bien d'autres ingrédients dignes d'une super-production. Laurent Boutonnat se fait son petit Barry Lyndon avec Farmer dans le rôle principal.

Bien plus que la scène du bain ou la scène érotique - audacieuse selon les critères moraux de l'époque, surtout pour le petit écran - où Boutonnat sublime la présence et les charmes de la chanteuse, on retiendra le duel d'ouverture et surtout un « catfight » d'anthologie entre Libertine (Farmer) et sa rivale (Sophie Tellier) devant des nobles emperruqués, poudrés et médusés.

POINT OF (GIORGI)NO RETURN

Que l'on soit réceptif ou pas aux textes et aux interprétations de Mylène Farmer, le résultat est saisissant : Laurent Boutonnat offre aux télespectateurs de la chaîne musicale hertzienne de l'époque un mini-blockbuster aux allures « hollywoodo-pinewoodiennes » en plein milieu de l'après-midi. Le clip est diffusé et rediffusé régulièrement à un moment où les cinéphiles ne trouvent pas encore de vidéocassettes dans les hypermarchés. Stanley Kubrick est dans le salon et Mylène Farmer est la somptueuse prêtresse d'un culte visuel à sa gloire - le reste n'est que trivialité.

« 18 août 1857. Un détachement de Sa très gracieuse Majesté le roi George II, commandé par le vaillant capitaine Alec Parker, débarque aux Pays-Bas et pénètre en Prusse... » (Le Narrateur, Pourvu qu'elles soient douces)

Aidé de son égérie, Boutonnat persiste dans ce medium avec Tristana (1986), où il revisite Blanche-Neige façon Docteur Jivago (avec Sophie Tellier en méchante tsarine très Hammer Films), Sans contrefaçon (1987) - magnifié par la présence de Zouc dans un clip qui évoque ou rappelle Pinocchio et Freaks (1932), et se paye le luxe d'offrir une suite à Libertine avec Pourvu qu'elles soient douces (Libertine II, 1988) avec les mêmes standards élevés de production que l'opus précédent.

Il apparaît alors évident que Boutonnat veut repousser les deux barres noires, haute et basse, du petit écran, au profit d'un écran plus large. Il n'est pas un clippeur qui veut faire du cinéma, c'est un cinéaste qui fait des clips et veut s'exprimer sur un terrain qui devrait être naturellement le sien. Ses ambitions de réalisateur se concrétisent en 1994, avec le long métrage Giorgino, rétrospectivement faux film maudit et vrai chef d'œuvre.

Film extrêmement sombre et véritable compilation des figures imposées de l'univers de Laurent Boutonnat dans une atmosphère où chaque plan est survolé par l'ombre de Kubrick, Giorgino ne séduit pas le public qui préfère l'optimisme rassurant d'œuvres comme Forrest Gump. Sans parler des préjugés dont font alors l'objet Mylène Farmer, interprète du rôle féminin principal (le fait que le rôle-titre soit joué par le guitariste de la chanteuse semble aggraver les choses) - qui n'est pas encore l'artiste « mainstream » qu'elle est aujourd'hui - ainsi que le réalisateur.

LE PUITS ET LE PENDULE

Si l'on admet aujourd'hui et parfois depuis longtemps que des réalisateurs de spots publicitaires ou de clips peuvent passer à la réalisation cinématographique, Boutonnat a été pendant longtemps le seul à se voir dénier intellectuellement cette possibilité. Blessé par l'échec commercial de Giorgino, Boutonnat rachète les droits du film sans heureusement pouvoir empêcher une diffusion prévue par Canal Plus. Humilié, son moral d'artiste au fond du puits, le cinéaste s'efface au profit de ses autres « casquettes » : producteur, homme d'affaires et partenaire artistique de Mylène Farmer (après avoir été aussi son partenaire tout court).

« Je n'ai rien perdu. » (Matt Murdock, Born Again, Frank Miller & David Mazzucchelli)

Jacquou le Croquant c'est d'abord bien sûr le roman d'Eugène Leroy (1836-1907), publié en feuilleton dans La Revue de Paris sous le titre La Forêt Barade en 1899, avant d'être republié l'année suivante sous la forme qu'on lui connaît. C'est ensuite le célèbre voire culte feuilleton en six épisodes de l'ORTF réalisé en 1969 par Stellio Lorenzi. C'est en le revoyant il y a cinq ans puis en relisant le roman de Leroy que Laurent Boutonnat se dit que l'histoire ferait un excellent film : « une enfance malheureuse marquée par la perte d'êtres chers, la solitude heureusement brisée par de belles rencontres, la promesse de vengeance, puis, à l'âge adulte, l'amour et l'amitié, la juste revanche contre l'injustice, l'accomplissement d'un destin romanesque... et aussi les champs, la campagne, la nature ».

Boutonnat va chez Pathé voir Richard Pezet, avec qui il avait travaillé sur Giorgino, et lui soumet un premier traitement - rédigé conjointement avec Frank Moisnard. Pezet donne son feu vert et Laurent Boutonnat met en place le projet avec Romain Le Grand et Dominique Boutonnat, son frère. En ce début 2005 le pendule balance de nouveau vers le cinéaste.

LA LEGENDE RENAIT

Laurent Boutonnat filme en Roumanie (dans la région des Carpates) et en Dordogne, sur les lieux même de l'histoire, une distribution plutôt originale pour une grosse production française : le jeune Léo Legrand est extraordinaire dans le rôle de Jacquou enfant et Gaspard Ulliel apporte une touche de modernité à la figure feuilletonesque de Jacquou adulte. Jocelyn Quivrin est impressionnant dans le rôle du sinistre Comte de Lansac; vieilli (il est né en 1979) il rappelle physiquement Daniel Day-Lewis dans Gangs of New York et partage alors une étrange ressemblance avec Boutonnat lui-même (s'il y a beaucoup du réalisateur dans Jacquou peut-être se reconnaît-il un peu en le comte ?)

« Tout ça est si loin, et ces bêtes sont teigneuses. » (Le Comte de Nansac, de bonne humeur)

Tchéky Karyo, touchant en chevalier, réussit à nous faire oublier sa période « frenchie de service » à Hollywood et Olivier Gourmet (le curé Bonal) rappelle Louis Seigner dans Les Misérables (1982). Albert Dupontel, fidèle de Laurent Boutonnat, est surprenant dans le rôle du père de Jacquou. Hormis Dora Doll (Fantille) le casting féminin semble parfois un peu « effaçé » : l'actrice québécoise Marie-Josée Croze (Les Invasions barbares, Munich) a l'air parfois un peu perdue dans un genre que les habitants de la Belle Province, nourris à des classiques tels Un homme et son péché, connaissent pourtant bien. Mais la première moitié du film - dont le sort de son personnage - est tellement prenante qu'elle contribue à nous donner la larme à l'œil.

La nouvelle venue Judith Davis (Lina) est charmante mais sa présence est éclipsée par celle de la débutante Bojana Panic, mannequin serbe dont c'est le premier film, et qui interprète le très « farmerien » personnage de La Galiote, fille du comte de Nansac.

J COMME VENDETTA

«Vous m'avez enlevé à mes parents, fait tuer mon frère par le FBI, et maintenant vous voulez tuer ma famille. Mais qu'est-ce que je vous ai fait ?
- Vous existez ! » (Jarod et Monsieur Raines, Le Caméléon)


Jacquou le Croquant version 2007 est clairement « vendu » par son distributeur comme un film d'aventures mais c'est beaucoup plus que ça. Laurent Boutonnat nous offre un grand film d'aventures romanesque et populaire sans céder une once de son sens et de sa sensibilité artistiques, bien au contraire. La photographie de Olivier Cocaul est superbe, les décors de Christian Marti sont très réussis et la magnifique musique, composée comme il se doit par Laurent Boutonnat lui-même - comme ce fut le cas avec Giorgino, est dirigée par le grand Nic Raine (que les fans de John Barry connaissent bien) et interprétée par l'Orchestre philarmonique de Prague.

Boutonnat poursuit à la fois sa quête esthétique et cinématographique amorçée il y a vingt ans, filme ses paysages comme si sa caméra caressait des ailes entières de tableaux du Louvre ou du Musée d'Orsay et se permet consciemment ou non des incursions dans des territoires inédits pour lui, tels que l'humour, le western (lorsque Jacquou défie le comte à la danse), où encore le film de super-héros façon Batman begins. Dans le puits Gaspard Ulliel ressemble à Christian Bale et lorsqu'il en sort, dans une salle d'armes du château de Nansac, l'endroit fait furieusement penser à la Batcave.

Mieux, le sous-texte politique et social du film a des échos ravageurs alors que le film sort en France en pleine période de campagne électorale. La vendetta de Jacquou n'a rien à envier à celle de « V » et Laurent Boutonnat a ses rêves de cinéma devant soi, comme le titre de la très belle chanson du générique de fin interprétée par Mylène Farmer.

Un film de genre à gros budget doté de qualités artistiques et cinématographiques. N'attendons pas qu'Hollywood fasse une offre à Laurent Boutonnat pour reconnaître ce qu'il est. Lors de la parution initiale de cet article nous souhaitions que le réalisateur accepte enfin de libérer Giorgino de ses mauvais souvenirs pour le sortir en DVD dans la foulée de Jacquou. Il l'a fait, qu'il en soit remercié.

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