mardi 29 avril 2008

HOLLYWOOD SUR GIRONDE

A Marcel LE BRUN

Entrepreneur hors-norme du cinéma français des années trente à cinquante, Emile Couzinet, bâtit dans le grand sud-ouest de la France, à Bordeaux, un empire intégrant dans une logique industrielle novatrice production, distribution et diffusion de ses propres films. Voici l'histoire du plus flamboyant rêveur du cinéma français.

« L'essentiel est de procurer de l'excitation aux spectateurs. Si cela signifie jouer Hamlet sur un trapèze volant ou dans un aquarium, faites le. » (Orson Welles)

MONSIEUR EMILE ET LE CINEMATOGRAPHE

« Je suis paysan, j'ai de la paille dans mes sabots, je ne cherche pas à remporter le prix du festival de Cannes mais à offrir aux travailleurs, à la ménagère, une distraction saine et facile pour le samedi soir. » (Emile Couzinet)

La formidable aventure d'Emile Couzinet, né en 1896 à Bourg sur Gironde, commence au début des années 1930 lorsqu'il se lance dans l'exploitation de salles de cinéma. Cet ancien projectionniste ambulant fait construire ou achète des salles dans tout Bordeaux quand il n'en est pas tout simplement aussi l'architecte et le designer. Il va même jusqu'à rivaliser avec deux importants exploitants bordelais d'alors, Bonneterre et Sédar, au point de rentrer avec eux dans une concurrence frontale que la presse locale appelera « la guerre des barrières ».

Couzinet veut atteindre tous les publics en proposant des salles qui respectent le spectateur et son confort. Grâce à cette impulsion Bordeaux devient rapidement la ville la mieux équipée de France mais cela ne suffit pas à Emile Couzinet, dont la logique entrepreneuriale se veut proche de celle qui anima Charlie Chaplin lors de la création de la compagnie United Artists.

« La réussite d'une production repose sur l'attention prêtée aux détails. » ( David O. Selznick)

En 1937 Couzinet décide de transformer les entrepôts et magasins du casino de Royan, établissement qui lui appartient, en plateaux de tournage. Les Studios de la Côte de beauté sont nés et leur patron veut y faire venir des réalisateurs confirmés tel que son ami René Pujol (Marinella, avec Tino Rossi).

UN HOMME ET SON RÊVE

« Dieu nous veut libre. Avec l'audace divine il nous a donné le pouvoir du choix. » (Cecil B. De Mille)

René Pujol ne collaborera finalement pas avec Emile Couzinet et le mogul du « Los Angeles du littoral atlantique », à la tête d'un petit empire de distribution et d'exploitation, choisit de porter aussi la casquette de réalisateur avec Le club des fadas, une comédie méridionale à la Marcel Pagnol (1938) dont les extérieurs sont tournés dans la région de Marseille. Il enchaîne avec L'Intrigante ou La belle bordelaise (1939), première production de la Burgus Films, sa compagnie de production, puis le drame régional Andorra ou Les hommes d'Airain (1941) qui s'avère être un gros succès commercial sur Bordeaux.

Le Brigand gentilhomme (1942), film de cape et d'épée burlesque produit dans les conditions particulières d'une époque qui ne l'était pas moins, est le dernier film de Burgus Films Production car les bombardements sur la ville de Royan en 1945 n'épargnent évidemment pas les studios d'Emile Couzinet.

Plutôt que d'investir des sommes astronomiques dans la reconstruction à l'identique de son site royannais, Couzinet fait le choix lucide de se redéployer sur son fief de Bordeaux.

MOVIOLA SAUCE BORDELAISE

« Il s'était donné pour tâche de trouver le Graal. » (Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique)

Emile Couzinet fait construire ses nouvelles infrastructures des Studios de la Côte d'Argent autour du château Tauzin, rue de Tauzin à Bordeaux et, en juillet 1946, démarre le tournage d'Hyménée, avec Gaby Morlay et Maurice Escande, d'après la pièce d'Edouard Bourdet - Couzinet aimant beaucoup le théâtre mais aussi l'opéra et les comédies musicales.

Les nouveaux studios sont à la pointe de la technique et la présence en leurs murs de Jimmy Berliet, ancien chef opérateur de René Clair témoigne au moins d'un souci de professionalisme à défaut d'un souci artistique. Néanmoins, Couzinet a le flair pour débusquer de nouveaux talents puisqu'il repère Robert Lamoureux (Le don d'Adèle, 1951) ou Daniel Sorano (Ce coquin d'Anatole, 1952). Pour l'anecdote, il fera tourner dans Mon curé champion du régiment (1956) un bon vivant comme lui, à savoir Jean Carmet alors à mi-chemin entre l'expérience et les grands rôles de sa carrière.

« On y rit... On ira ! » (Emile Couzinet)

Le cinéma populaire voire populiste de ce « spécialiste des films joyeux » auto-proclamé est littéralement et systématiquement exécuté par la critique, que Couzinet en retour traite avec désinvolture, même si il n'est pas anodin de se demander si cet entrepreneur se piquant d'art par la force des choses ne désirait pas secrètement une reconnaissance allant au-delà des entrées en salles. La fierté joviale de monsieur Couzinet lors de la visite au château Tauzin de Jean Renoir, invité à Bordeaux pour présenter Le testament du Docteur Cordelier, semble confirmer cette hypothèse.

LA DERNIERE SEANCE

« L'échec est sans importance. Il faut du courage pour passer pour un idiot. » (Charles Chaplin)

Les films d'Emile Couzinet avec leurs blagues de chambrée, leurs chansons à boire et un érotisme soft plutôt audacieux selon les critères moraux en vigueur alors (10 000 francs de plus et Miss Cinémonde montrait ses deux seins au lieu d'un seul dans Buridan, héros de la Tour de Nesle) ne survivront pas à l'évolution des goûts et des comportements du public français. Des difficultés financières et l'échec de Cesarin joue les étroits mousquetaires (...) en 1962 auront raison de Burgus Films et des studios. Emile Couzinet, lui, entend le grand clap de la vie deux ans plus tard à l'âge de 68 ans.

« Vraiment ? Le pire film que vous ayez jamais vu ? Et bien mon prochain sera meilleur. » (Edward D. Wood Jr.)

Si on a souvent baptisé Couzinet, « le Ed Wood français », Hollywood sur Gironde, le documentaire très réussi réalisé par Eric Michaud en 2003 (et co-produit par Grand Angle Productions pour France 3 et Ciné Classic), peut lui sans peine être comparé au Ed Wood de Tim Burton, tant il y règne le même respect du sujet et la même passion pour le Septième art. La voix du grand comédien Jacques Frantz à la narration et une superbe musique renforce l'aspect hollywoodien de cet hommage justifié à un individu hors du commun, un homme d'une grande volonté et d'une grande foi en lui-même et en ses capacités.

Ce prétendu « roi du cinéma ringard » fut en fait un homme qui voulut certes être roi, mais roi d'un royaume de cinéma. Un homme de l'étoffe dont les rêves sont faits.

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