lundi 28 avril 2008

SEXE INTENTIONS (CRUEL INTENTIONS)

Kathryn Merteuil (Sarah Michelle Gellar) et Sebastian Valmont (Ryan Philippe) sont jeunes, riches et séduisants. Le père de l'un a épousé la mère de l'autre et ils leur ont laissé de facto l'immeuble familial. L'ex-petit ami de Kathryn, Court vient de l'abandonner pour la naïve Cecile Caldwell (Selma Blair), aussi Kathryn aimerait-elle que le libertin Sebastian séduise la jeune fille.

Mais Sebastian est plus inspiré par la belle Annette Hargrove (Reese Witherspoon), qui vient de proclamer sa virginité militante dans un magazine. Kathryn fait un pari avec lui : si Annette succombe à son absence de sens moral, Kathryn s'offrira à lui. S'il échoue il devra lui donner son superbe roadster Jaguar.

« Il m'est venu une excellente idée, et je veux bien vous en confier l'exécution. » (Lettre de la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont, Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses)

NOT ANOTHER TEEN MOVIE (1)

C'est au début de l'année 1998 que le producteur américain Neal H. Moritz (Souviens toi l'été dernier, Urban Legend), à la pointe de cette vague de films commerciaux pour adolescents initiée deux ans plutôt par Scream, démarre la production de Cruel Intentions pour Columbia Pictures. Adapté du roman épistolaire de Choderlos de Laclos écrit en 1782, le film se démarque d'emblée des précédentes adaptations cinématographiques de l'oeuvre en transposant les manipulations et les tourments des cœurs et des âmes des protagonistes dans le New York et le Connecticut de la fin du XXème siècle.

Ôter aux personnages leurs perruques, leurs maquillages et leurs costumes d'époque n'est pas une idée originale. Roger Vadim l'avait fait en 1959 avec son adaptation des Liaisons. Non, le trait de génie de Moritz est de confier en 1999 à un autre Roger, l'auteur de théâtre et scénariste Roger Kumble, le scénario et la réalisation de cette nouvelle version.

Ce satiriste des mœurs hollywoodiennes dans ses pièces est un ami et précieux collaborateur des frères Farrelly, pour lesquels il a participé à l'écriture des scripts de Dumb & Dumber (1994) et de Mary à tout prix (1998). Avec Cruel Intentions, il a enfin l'occasion d'illustrer à la réalisation les situations grinçantes qu'il affectionne et va tirer parti d'un casting aux allures de plan marketing pour servir les intérêts de ce Pari cruel [titre québécois de Cruel Intentions, NDA] plus ambitieux qu'il n'y paraît.(2)

« C'est la journée des sales cons chez les Valmont ou quoi ?
- Figure toi que je prends la pauvre petite sous mon aile.» (Sebastian Valmont et Kathryn Mertueil)


LE PARI

Comment écrire et réaliser une adaptation en prise avec son époque d'un classique de la littérature - que certains pourraient considérer comme hermétique - avec une distribution principale qui, à l'exception de Ryan Philippe (Studio 54) et de Reese Witherspoon (Pleasantville), a l'air de sortir tout droit du dernier numéro de TV Guide. Sarah Michelle Gellar est à l'époque universellement connue comme tueuse de vampires, Selma Blair vient d'une sitcom (Zoé, Duncan, Jack et Jane) et Joshua Jackson est le sympathique Pacey Witter de la série Dawson.

Mais les jeunes acteurs (tant sur le plan de l'âge que de leurs carrières, même Witherspoon et Philippe n'en sont encore qu'au début de la leur) ont l'intelligence de saisir l'opportunité qui leur est donnée, celle d'incarner ces tricheurs des âmes et des sentiments que sont les personnages tels que décrits par la plume acérée et habile de Roger Kumble. Et Kumble sait écrire autant avec un clavier qu'une caméra comme le démontre le générique du film - illustré par le tube Every You Every Me du groupe Placebo, avec son cimetière que longe Sebastian sur l'autoroute et qui se révèle progressivement, par petites touches, au spectateur avec l'effet d'un tableau impressionniste.

La première scène du film est sa carte de visite, le type même de l'extrait pour feu La Séquence du spectateur : Sebastian Valmont est chez le docteur Regina Greenbaum (Swoozie Kurtz, divine comme d'habitude), gourou a succès qui a énormément de peine à dissimuler tout le mépris qu'elle éprouve pour son jeune client (« Penser à facturer livre »).

« Merci pour tout.
- (Abruti...) » (Sebastian et sa psy)


Il la quitte après un délicieux numéro de séducteur addictif repenti très « politiquement correct » lorsque la fille de la thérapeute (Tara Reid) téléphone en pleurs à sa mère pour lui annoncer qu'après l'avoir séduite, Valmont a répandu des photos d'elle nue sur internet.

La psychanalyste sort de son bureau folle de rage et injurie Sebastian depuis l'étage, tandis que le jeune homme, dans le hall, fait une nouvelle conquête en feignant la surprise face aux insultes (« Je crois qu'elle aurait besoin de voir un psy ») . La scène a beau être d'une ironie venimeuse à souhait, elle est développée de telle manière que les spectateurs ne peuvent que s'associer à la jubilation discrète et sournoise de Valmont.

Ryan Philippe prouve là qu'il n'est point besoin d'être dans la peau du grand John Malkovich pour endosser la psychologie du personnage.

LE JEU DE L'AMOUR MOINS LE HASARD

« Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ? » (Marivaux)

Avant d'être Buffy, la tueuse de vampires, Sarah Michelle Gellar fut la pestissime Kendall Hart dans le soap opera La Force du destin (All my children), ce qui est tout de même une très bonne qualification pour interpréter Kathryn Merteuil. Kathryn est la représentante des élèves de la très huppée préparatoire de Manchester et proclame s'adresser à Dieu, crucifix en main (« ... je sais que cela fait vieux jeu. »), chaque fois qu'elle est sur le chemin de la tentation. Quel meilleur choix pourrait s'offrir à la si bourgeoise Bunny Caldwell (Christine Baranski), mère de la jeune Cécile, lorsqu'elle cherche un ange gardien pour sa fille.

Mais la véritable croix que porte Kathryn n'est pas celle qu'elle porte autour du cou, le crucifix ne sert que de réceptacle à sa consommation quotidienne de cocaïne. Non, son fardeau c'est l'inadéquation entre ses désirs et pulsions et la façade qu'elle doit entretenir eu égard à sa place dans la société.

« Tu crois que j'apprécie le fait d'avoir à jouer les Pocahontas 7 jours sur 7 pour être considérée comme une lady ? Je suis Lassie chienne en chaleur dans la Haute société, et parfois je veux me flinguer. »(3)

Cette contradiction intérieure fait qu'elle supporte encore plus mal que Court Reynolds (Charlie O'Connell, dans un flashback grimaçant) l'ait rejetée pour l'innocente Cecile et elle décide d'être la dramaturge de ses propres frustrations. Elle se promet à Valmont à charge pour Sebastian de ternir les images sociales de Cecile et d'Annette en ce qu'elles ont de plus intime, virginité de fait pour l'une, virginité revendiquée de l'autre.

Roger Kumble, aussi roué que son duo aristocratique d'incarnations humaines des siamois de La Belle et le clochard (en plus vicieux), décide alors de plaquer la question raciale sur cette question sociale avec le personnage afro-américain de Ronald Clifford (Sean Patrick Thomas), le maître de musique amoureux de Cecile Caldwell.

« Elle est si jeune et lui si...
- ...noir!» (Kathryn et Bunny)


Mais Ronald n'endossera que tardivement le statut d'Othello du petit théâtre des apparences de Kumble. Tous les pions de Kathryn Merteuil et Sebastian Valmont sont égaux, même si certains seront plus victimes que d'autres.

« Je vous ai tiré du ruisseau.
- Comment ça, tiré du ruisseau ? J'ai un appart sur Central Park.» (Bunny et Ronald)


LE JOURNAL DE DORIAN GRAY

Les dialogues écrits par Roger Kumble font mouche à tout coup (« Les e-mails c'est pour les boutonneux et les pédophiles. ») dans ce jeu de manipulation sociale et mentale dont le grand perdant sera comme il se doit, canons de la nouvelle oblige, un Sebastian Valmont pris en tenaille entre son pari d'un côté et le piège des sentiments de l'autre. Tel un Dorian Gray inversé, le dandy moderne superbement campé par Ryan Philippe se vautre dans le cynisme (« J'en ai assez de coucher avec des oies de bonne famille new yorkaise. Plus rien ne les choque ! ») tandis que sa sensibilité explose dans les pages composites de ce journal intime dont il n'est prêt à se séparer que pour révéler sa véritable nature à Annette Hargrove.

« Tu n'es qu'un jouet, Sebastian, un peit joujou entre mes mains expertes. » (Kathryn)

L'escalade des marivaudages teintés d'un érotisme d'une sophistication plus cérébrale que soft (la fameuse scène du baiser entre Kathryn et Cecile), l'hypocrisie consubstantielle à une aristocratie phantasmée et les trahisons conduisent les dramatis personae de Laclos tels que sublimés par le marionettiste Kumble à faire face à leurs responsabilités, contraints ou non. La catastrophe annonçée par le générique de début se materialise enfin dans un climax shakespearien en diable avec Kathryn en Iago et Cecile en Desdemona.

« On se verra sur le campus.
- Je m'en réjouis d'avance... Pétasse ! »
(Annette et Kathryn)

CAMPUS SHOW

« On a l'air d'une série télé supprimée » (Sebastian, Cruel Intentions 2)

Roger Kumble boucle son adaptation très personnelle et très réussie des Liaisons dangereuses sur l'autoroute du générique d'ouverture. Cruel Intentions mérite tout autant que ses illustres devanciers le statut de classique : faux film pour ado mais vrai psychodrame acide servi par une surprenante éclosion de jeunes talents (certes pas toujours confirmés la suite) ainsi qu'une réelle vision esthétique du réalisateur et de son directeur de la photographie, Theo van de Sande. Le néerlandais sait donner une texture européenne aux décors très américains d'une histoire qui a toujours plus fasciné les anglo-saxons que son continent d'origine.

Le Pari cruel de Roger Kumble étant commercialement rentable en salles et hors des salles, les décideurs du réseau américain de télévision Fox ont l'idée de commander au réalisateur et scénariste du film original une préquelle sous forme de feuilleton télévisé livrable pour une diffusion en septembre 1999. Le casting du film est bien sûr absent du projet : Robin Dunne interprète Sebastian Valmont et Amy Adams est Kathryn Merteuil.

Le pilote de Manchester Prep ainsi que deux épisodes sont tournés lorsqu'un exécutif du réseau Fox est choqué en apprenant qu'un des épisodes contient une scène ou un personnage féminin a un orgasme sur un cheval. Le feuilleton passe à la trappe avant même d'être diffusé à la télévision américaine.

Kumble, la production et le distributeur Columbia remontent alors le materiel disponible pour une sortie en vidéo sous le titre Cruel Intentions 2. Ce téléfilm-compilation a été diffusé en France sur TF1 et ne mérite pas sa mauvaise réputation, le talent et le style de Roger Kumble s'adaptant assez bien a un autre support que le grand écran. En revanche le réalisateur, scénariste et producteur n'a pas été impliqué dans Cruel Intentions 3, tourné en 2004 à destination du florissant marché du dvd, avec une distribution et des personnages complètements différents.

« Cause it's a bittersweet symphony, this life »(The Verve)

(1) Pas encore un film d’ados, pour reprendre le titre québécois d’une comédie parodique de 2001… produite par Moritz.
(2) De ce point de vue le titre français du film n’a guère arrangé les choses.
(3) « Do you think that I relish the fact that I have to act like Mary Sunshine 24-7 so I can be considered a lady? I'm the Marcia fucking Brady of the upper east side, and sometimes I want to kill myself.» Ici réadapté en français par l’auteur de cet article.

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